A 27 ans, Hilary Kpatcha est l’un des grands espoirs de l’athlétisme français. Soutenue par la Banque Populaire Occitane, elle est désormais la nouvelle détentrice du record de France de saut en longueur, après une 11e place à Paris en 2024. Rencontre passionnante avec une athlète au regard intelligent, humain, presque philosophique sur sa carrière et son sport.

Comment en êtes-vous venue à pratiquer l’athlétisme ?

Mes parents ne faisaient pas particulièrement de sport. En fait, j’ai été détectée par celui qui deviendra mon entraîneur, Jean Luc Senat. Je venais de disputer le cross du collège dans lequel il enseignait comme professeur d’EPS. Je n’avais pas particulièrement réussi ce cross, mais lui a su déceler chez moi des dispositions pour l’athlétisme. Il m’a donc demandé de venir au club dans lequel il entraînait. J’ai refusé, une fois, deux fois. Alors, un jour, il est venu chez moi pour parler à mes parents. Ce n’est pas commun qu’un professeur fasse cette démarche. Ils m’ont dit : « essaye au moins. Si tu n’aimes pas tu arrêteras. ». C’est comme ça que je me suis rendue au club d’athlétisme de Balma pour découvrir cette discipline. Et je n’ai depuis jamais arrêté…

C’est formidable de la part d’un professeur d’avoir cette persévérance et cette acuité de jugement pour avoir remarqué sur un simple cross des dispositions physiques…

Oui, il y a plein de choses derrière cette histoire. Jean Luc était assez incroyable. La passion d’apprendre à des jeunes, le sens de la pédagogie. Il était tellement dans la bienveillance, il m’a protégé de plein de choses… J’ai vraiment eu de la chance de croiser sa route. Sans lui, je ne serai pas la personne que je suis. Il m’a éduqué par le mouvement, par le sport. Il est décédé en octobre 2022. Il ne m’a donc pas vu participer aux Jeux Olympiques de Paris 2024. Il s’est pourtant battu. C’était une force, une persévérance. Je l’ai accompagné jusqu’à la fin… Comme lui a toujours été présent pour moi. Il fait partie de mon identité et du pourquoi je continue. A chaque petite étape que je franchis dans ma carrière et dans ma vie, c’est pour lui rendre hommage. J’ai à chaque fois une pensée pour lui.

Comment êtes-vous venue au saut en longueur ?

Jean-Luc adorait les épreuves combinées. Et sa vision des choses était que l’on devait s’essayer à tout et surtout tout pratiquer afin de travailler plusieurs qualités à travers différentes disciplines et notamment la coordination. J’ai donc couru, lancé, sauté. Ça m’a permis de développer différentes aptitudes. Je participais chaque année aux compétitions d’épreuves combinées et je me qualifiais également dans des disciplines individuelles. Lors des championnats de France, j’en choisissais une, le saut en longueur, où j’avais particulièrement des dispositions. 

Au-delà de développer de multiples qualités, les épreuves combinées c’est aussi un certain état d’esprit dans l’athlétisme…

Effectivement, les épreuves combinées, c’est plus qu’un sport, c’est une philosophie. Ça m’a beaucoup appris. Notamment à rester dans l’instant présent. Dans un pentathlon ou un heptathlon par exemple, on passe d’une discipline à une autre et quand on a échoué sur une épreuve, il faut avoir la capacité d’oublier cette déconvenue pour se concentrer sur l’épreuve à suivre. C’est une mécanique psychologique qui m’a beaucoup servi par la suite. Qui est même utile dans la vie. En plus, dans ces épreuves combinées, il y a beaucoup de solidarité entre les athlètes.

Qu’aimez-vous dans votre discipline ?

Le saut en longueur fait appel à un condensé de mes capacités, c’est-à-dire la rapidité, l’explosivité, la qualité de pied, la tonicité… Ensuite, quand on maitrise le geste, on a le sentiment de se faire aspirer par le saut… Avec l’accumulation de vitesse durant la course d’élan puis avec l’impulsion sur la planche, on est comme emporté, aspiré… C’est grisant. C’est un sport qui demande aussi beaucoup de précision. C’est également une question de motricité, de rythme, c’est très important la notion de rythme. Il convient ensuite de rester gainée pour accepter le choc de l’impulsion. À cet instant, il ne faut pas perdre la vitesse de course en prenant l’impulsion, ne pas créer de rupture afin de garder de la vitesse horizontale pour aller loin. Cela demande de très bien connaitre son corps.

De l’extérieur, c’est un geste qui semble simple, presque naturel alors qu’en réalité il est d’une complexité inouïe…

Oui, c’est tout le paradoxe et la beauté du saut en longueur. Quand on regarde, ça a l’air simple mais derrière il y a un travail immense. C’est aussi un concours, et cela demande de la stratégie. Il faut savoir à quel moment il vaut mieux assurer son saut et quand, au contraire, il faut prendre des risques… Il faut aussi gérer ses émotions. Ça m’apprend tellement sur moi-même…

Comment s’est passée votre accession au plus haut niveau ?

C’est en 2019, lorsque je suis devenue championne d’Europe U 23. J’ai franchi un cap avec un saut à 6,81m, à un cm de la qualification pour les Jeux Olympiques de Tokyo. J’avais 21 ans… J’ai donc d’abord gagné des médailles chez les Jeunes et ensuite, ça a été la transition et l’ascension vers l’Équipe de France seniors.

Si vous deviez retenir une valeur qui vous est chère dans ce sport ?

Le sport m’a enseigné l’importance de la mise en mouvement. Rien n’est jamais figé, tout est toujours en mouvement. Même quand c’est difficile, il faut continuer à mouvoir son corps, avoir de la mobilité en toutes circonstances, se mettre dans l’action. Quand l’athlétisme ne fonctionne plus, alors il faut se mettre en mouvement vers quelque chose d’autre. Même blessée. J’ai eu une grosse blessure au genou et bien, j’ai appris à commencer par une toute petite chose, puis une autre. Se fixer chaque jour un petit objectif, même minime, l’important c’est d’avancer. Et puis cela m’a fait comprendre combien le corps est central dans nos vies. J’ai l’impression que dans notre société, on est tellement déconnecté de notre corps. Même les sportifs. On utilise trop notre corps comme un outil à la performance, sans vraiment prendre conscience que c’est un temple réel. On va préférer le mener au bout, quitte à le casser dans la perspective d’une médaille… Or, être en bonne santé est une vraie richesse. Depuis le cancer de mon coach, je vois les choses différemment.

Quel regard portez-vous sur Paris 2024. La période qui a précédé puis ses lendemains… ?

Avant les Jeux, je revenais d’une grosse blessure… Je voulais prouver que je pouvais revenir et avoir le niveau pour y aller… Il fallait que les planètes s’alignent. Je suis fière de moi pour cela.  Ça été une façon, à ce moment-là, de voir les choses comme une entrepreneuse, de constituer une équipe autour de moi pour atteindre cet objectif. Ça m’a pris beaucoup d’énergie… Peut-être est-ce cela qui a créé un delta, une petite différence qui m’a empêché de faire mieux qu’une 11e place en finale. Je suis arrivée avec un corps en souffrance, je ne pouvais pas exprimer tout mon potentiel. Ça a été dur pour l’ego.

Mais j’ai vu que j’étais capable de créer un projet, que je disposais d’un corps formidable, capable de se régénérer, d’accepter la contrainte. En même temps, j’avais beaucoup d’amertume. J’avais poussé énormément mon corps et cela n’était pas très sain. Si je continuais dans cette voie, j’allais me perdre, m’épuiser. Or, la notion de pérennité est fondamentale. Ce qui est intéressant, c’est de construire une carrière longue et qu’au terme de celle-ci, ma tête et mon corps soient dans un bon état. Aussi, j’ai décidé de me construire un environnement plus professionnel, de m’entourer de coachs qui connaissaient le haut niveau.

Au final, j’étais très heureuse d’être allée aux Jeux. Je sortais d’une période difficile avec la perte de mon coach et une blessure. J’ai désormais un corps différent car celui-ci porte la mémoire des blessures.

Comment se présentent vos prochaines échéances sportives ?

En raison de ma blessure, j’ai créé plein de compensations. Il faut tout retravailler. Mon projet se construit sur du long terme. Il s’agit d’abord de protéger mon corps et quand on maitrise, d’aller ensuite plus loin, de pousser la machine. Cela passe par l’acquisition d’une régularité technique en termes de performance. Pour être champion olympique, il faut non seulement sauter à plus de 7m mais il faut le faire régulièrement. J’ai déjà sauté à plus de 7m, maintenant je dois devenir régulière à ces distances. Pour cela, je dois participer à des grandes compétitions comme les Diamonds League afin de me confronter aux meilleures. Les titres ou le record de France ne seront que la conséquence de ce travail de fond, de construction pour rééquilibrer mon corps.

Quel est votre point fort ?

C’est mon engagement. Quand je décide quelque chose, je vais jusqu’au bout. Et puis, je suis capable de me relever. Enfin, j’ai une grosse capacité à me connaitre, à connaitre mon corps. Et pour ce qui est des capacités sportives, l’explosivité. Disons que j’ai un bon système nerveux.

A quoi pensez- vous lorsque vous êtes dans le doute ?

Je repense à ce que j’ai traversé. Je sais que j’ai de la ressource. Le doute fait partie du processus. J’accepte l’état du doute. C’est transitoire. Ce qui est important, c’est de rester dans le mouvement même si c’est un peu flou… C’est ce qui m’aide à accepter mes états et à mettre en place des stratégies. Je continue à faire mon travail et ce doute va partir… Il y a une impermanence des choses.

Quelle est une journée type pour vous ?

Un réveil systématique à 7h30. Un bon petit déjeuner composé d’œufs durs, d’avocat, de thé, ou un café. Pas de pain. En revanche, une compote avec des bananes, des raisins secs, des noix… et un verre d’eau. J’ai inclus également dans ma routine matinale des étirements en lien avec le bassin, des exercices de yoga. Et puis, j’écris dans des carnets, j’ai cette habitude de poser mes idées. Ensuite, je me rends à l’entrainement de 11h à 13h. Puis déjeuner où je mélange féculents, légumes, protéines. Il faut que mon assiette soit la plus colorée possible. Ensuite, une petite sieste puis je vais chez le kiné qui me fait des soins à base de respiration, de stretching, de massage. Je reviens à l’Insep : soit j’ai un 2e entrainement lorsque je ne suis pas en pleine saison, sinon je vais lire, Je vais récupérer. J’accepte désormais l’ennui passif, ça fait aussi partie de la récup.’ J’ai mis du temps à m’en rendre compte. Avant, j’étais tout feu tout flamme, je bombardais mon agenda mais cela créait de la fatigue.

Avez-vous développé un double projet ?

Durant toutes mes années chez les Jeunes, j’ai allié sport et études. L’année où je me suis blessée, je n’arrivais plus à suivre mes cours et faire ma rééducation. J’ai fait un DUT GEA (Gestion des entreprises et des administrations) puis une licence en ressources humaines en alternance mais c’était trop… Quand j’aurais moins de charges mentales, je vais reprendre des études. J’ai besoin de mettre du sens dans ces études, c’est-à-dire qu’il faut qu’il y ait un projet derrière. L’idée c’est de voir ce qui manque dans le sport de haut niveau et chercher à combler ce manque.

 Comment avez-vous « rencontré » la Banque Populaire Occitane ?

La Banque Populaire Occitane m’a contactée avant les Jeux Olympiques de Tokyo. J’ai toujours été licenciée à Balma, dans la région, et je suis toujours licenciée là-bas. Ça a matché tout de suite avec l’équipe, elle est adorable. Je me suis blessée gravement au genou assez vite après le début de notre collaboration. J’étais mal à leur égard. Mais ils ont été d’un soutien incroyable. Ils m’ont vue dans ma galère, perdre mon coach, et ils m’ont toujours soutenue. Ils connaissent mon histoire, mes projets. Et ils veulent même m’accompagner pour mon après-carrière. Ça fait du bien d’avoir des partenaires qui nous ne nous suivent pas jusqu’au Jeux de Paris 2024 et qui après s’en moquent. Non, ils m’aident à me construire en tant qu’athlète et femme… ça fait trop de bien. Je fais aussi partie de l’Armée de champions qui constitue aussi un accompagnement fondamental. Si j’ai passé 7m, si j’ai réussi à aller aux Jeux, c’est grâce à la Banque Populaire Occitane et à l’Armée. Je ne serai pas là sans eux…