Théo Liffaud, 27 ans, lauréat de la Fondation Banque Populaire en 2024 est aveugle depuis son plus jeune âge. Il s’est intéressé au cécifoot en 2017 et en a fait sa vocation. Il évolue dans le club des Joker’s de Clermont-Ferrand. Portrait d’un jeune homme aux multiples projets.

Quel parcours de vie vous a mené au cécifoot ?

Je suis originaire du Puy-en-Velay. Mon père était fan de rugby, mon grand frère amateur de course à pied, donc je suis issu d’une famille qui aime le sport. A deux ans, j’ai perdu la vue à la suite d’un cancer de la rétine. J’ai effectué ma scolarité dans un cadre ordinaire à l’exception de mes classes de CP et CE1 où je suis allé dans une structure spécialisée afin d’apprendre tout ce qui me permettrait d’être autonome comme la lecture du braille.

Quand j’étais en enfant, le sport inclusif n’était pas encore dans l’air du temps et il n’y avait pas de structure spécifique dans les clubs pour accueillir des jeunes en situation de handicap. J’ai donc pratiqué le sport dans des clubs près de chez moi. J’ai commencé par l’athlétisme à huit ans. Je faisais un peu de tout, du sprint, du demi-fond, du lancer, du saut… J’en garde un bon souvenir : mes camarades avaient mis en place une rotation pour me guider et l’entraineur était bienveillant. C’était une première pour ce club d’accueillir un handicapé.

Quand avez-vous commencé le foot ?

Assez tôt. Je jouais avec des amis avec un ballon sonore. A dix ans, un ami de l’école primaire m’a proposé de venir jouer dans son club. Je faisais tout l’échauffement et ensuite, j’avais un petit entraînement à part. Mais je ne pouvais pas jouer avec les autres. L’entraîneur était sensible à la cause du handicap. J’ai pu continuer à jouer quelques années mais j’ai fini par arrêter car c’était frustrant de ne pas pouvoir disputer des matchs. Je me suis alors lancé dans le vélo, en tandem avec un voisin qui m’a accompagné dans son club. J’ai fait un essai et j’ai tout de suite accroché. J’en ai fait pendant sept ans.

Vous avez en même temps poursuivi vos études ?

Après mon Bac à Clermont-Ferrand, en 2015, j’ai obtenu une licence d’économie, puis un master en Économie du développement avec une spécialité en coopération internationale. C’est là, avec d’autres personnes malvoyantes, que nous avons créé une section cécifoot. C’étaient les prémices du club. En 2017, on a structuré le club sous forme d’association avec un groupe d’étudiants. Nous avons ainsi disputé notre première compétition en 2018. On est arrivé plein d’envie, persuadé que nous allions obtenir un bon résultat mais on a fini 7 ou 8e. Ça été une bonne claque ! Cela nous a montré qu’on était loin du compte…

Cela vous a conduit à vous structurer davantage ?

Oui, nous avons réalisé un partenariat avec l’Université de Clermont, créant ainsi la première section cécifoot d’une université en France. Des étudiants venaient ainsi jouer pendant un semestre, ils mettaient un bandeau et s’entraînaient ainsi en situation de déficients visuels. Notre club s’est ensuite agrandi, on était alors le seul club régional. Des joueurs sont venus de toute la région Rhône-Alpes. On a même recruté des joueurs étrangers : italiens, turcs, allemands…

Pouvez-vous expliquer les spécificités du cécifoot et les qualités dont il faut faire preuve ? Notamment un sens aigu de la mémoire…

Un match de cécifoot, c’est un énorme cocktail sensoriel. Il faut s’imaginer que c’est un brouhaha permanent. Les coachs, les adversaires, les coéquipiers crient pour donner des informations ; cela arrive de partout et dans ce chaos sonore, il faut trier les bonnes informations. Cela demande énormément de concentration afin d’analyser les informations et ensuite prendre les bonnes décisions, au bon moment… Il faut également savoir mémoriser l’espace et s’orienter en fonction des informations reçues, être dans le bon tempo.

Vous faites notamment appel pour vous déplacer au sens des masses, pouvez-vous nous en dire un peu plus ?

On développe en effet, plus que les autres, le sens des masses pour nous déplacer. Par exemple, on va ressentir la présence d’un poteau, d’un mur. Au lieu de sentir du vide, on sent une masse, un peu comme les chauves-souris qui sont aveugles mais qui reçoivent le retour de l’écho afin de se situer par rapport aux obstacles. Ceux qui ont perdu la vue tard possèdent moins cette capacité. Moi, j’ai perdu la vue très jeune, je n’ai pas le souvenir de la vue, j’ai donc une bonne capacité de déplacement. Il faut ajouter à cela, pour être un bon joueur, disposer d’une bonne technique de balle.  

A l’entraînement, vous travaillez comment ?

Ce sont des entraînements proches de ceux du football. Il y a une partie cardio avec des courses mais aussi de la musculation. Car dans nos matchs, il y a beaucoup de chocs, on se rapproche presque un peu du rugby à ce niveau. Ensuite, il y a tout un travail technique et puis un travail spécifique au cécifoot avec des exercices sur l’orientation, l’analyse des infos… A la fin du match, on est souvent plus fatigué psychologiquement que physiquement. Il y a enfin tout un travail tactique en équipe. Mettre au point des combinaisons…

Vous avez des noms de codes pour vos combinaisons d’attaque ?

Oui. On les établit en fonction du positionnement des adversaires ou de notre équipe et on annonce ensuite ces combinaisons. On travaille donc beaucoup ces schémas tactiques. Sur le terrain, trois guides sont présents pour nous aider, un derrière le but adverse, le gardien de but et l’entraîneur.

Pouvez-vous nous en dire plus sur ce qui vous plaît dans votre discipline ?

C’est une discipline très complexe, cela fait travailler tellement d’aspects : technique, cognitif… C’est très riche.

Quel est votre point fort ?

J’essaye toujours de progresser, je cherche toujours la voie pour m’améliorer. Sinon, d’un point de vue sportif, comme j’ai perdu la vue jeune, j’ai une bonne mémoire de la spatialisation.

Votre plus beau souvenir jusqu’à présent ?

En 2021, je suis parti travailler en Colombie dans une ONG et parallèlement, j’y ai joué au cécifoot. Cette discipline est en effet très développée en Amérique du Sud. Ça été une formidable découverte. J’ai eu l’occasion de m’entraîner avec des internationaux, j’ai rencontré beaucoup de joueurs. C’était une super expérience qui m’a amené à concevoir un projet de voyage à travers mon sport.

Expliquez nous ?

A la suite de ce séjour en Colombie, en 2022, nous avons conçu et réalisé un projet avec un autre joueur de notre club. Nous sommes partis pendant dix mois grâce à des sponsors privés faire un grand voyage autour du cécifoot. Nous avons commencé par l’Europe puis nous nous sommes rendus en Amérique du Sud. On dormait chez les joueurs, les entraîneurs et on jouait au cécifoot. On a fait une dizaine de pays, on donnait des conférences. Nous sommes ainsi allés en Espagne au Portugal, au Brésil, en Argentine, en Uruguay, au Pérou, au Mexique, au Costa Rica… Tout ça, grâce au cécifoot. Cette immersion dans ces clubs a constitué une expérience dingue. On a travaillé sur l’aspect inclusion, humain et social de cette discipline. Tout faisait sens.

A quoi pensez-vous lorsque vous êtes dans le doute ?

En fait, quand je me trouve dans la panique sur le terrain, j’essaye justement de ne pas me laisser dépasser par mes émotions. Il faut alors tout reprendre par la base… Où es-tu sur le terrain ? Prends le ballon dans le bon espace… Faire simplement les gestes de base.

Les Jeux Paralympiques de Paris 2024 ont suscité un formidable attrait pour ce sport marqué par la victoire de l’équipe de France au terme d’une dramaturgie haletante. Qu’est-ce que cela a changé ?

Cela n’a pas attiré plus de joueurs. En revanche, ça a changé la vision extérieure, le regard du grand public. Aujourd’hui, 90 % des gens peuvent mettre une image sur notre discipline. Ils ont vu le pénalty de l’équipe de France !

Et pour vous personnellement ?

J’ai eu la chance d’être à Paris pour ces Jeux. J’ai suivi les matchs. Se trouver dans un stade pour un match de cécifoot avec 12 000 personnes dans les tribunes, pour nous, c’était extraordinaire. D’ordinaire quand il y a vingt personnes, c’est énorme ! Là il y avait plus d’ambiance que dans certains stades de Ligue 1 de foot. Les gens dans les tribunes appelaient les joueurs par leur prénom…
C’était dans la poursuite de mon voyage, ça donnait du sens. Cela démontrait qu’il y a vraiment quelque chose à faire autour de notre sport. Et enfin, j’ai vécu ça comme spectateur, mais maintenant, j’ai envie de le vivre comme joueur et deviser Los Angeles en 2028. Ça ne sera pas facile…

Où en êtes-vous avec votre club de Clermont ?

La saison est terminée, nous sommes un jeune club en 2e division avec l’objectif de monter en première division. Nous étions en tête jusqu’en avril-mai mais nous avons un peu craqué. On a le projet de travailler à l’avenir avec le club de rugby de l’AS Clermont Auvergne.  Personnellement, je joue aussi la Coupe d’Europe avec un club belge car on a cette possibilité en cécifoot de pouvoir jouer pour un autre club à l’étranger. Mon but ultime est d’aller jouer dans le championnat brésilien qui est le plus grand championnat du monde, l’équivalent de la Première League anglaise pour le football. Chaque club a droit à un joueur étranger. Aucun Français n’y a joué, j’espère être le premier.

Vous vous entraînez à quelle fréquence ?

Je m’entraîne six à sept fois par semaine, répartis entre 3 et 4 entraînements de cécifoot et deux ou trois entraînements physiques.

Et à coté, quelle est votre activité.

J’ai créé mon entreprise dont le concept est de sensibiliser au handicap et à l’inclusion en intervenant en entreprise autour du cécifoot. Mais également d’accompagner des déficients visuels qui ont des projets et qui trop souvent se posent des limites. Il y a près d’un million de personnes avec des problèmes de vue en France. Moi-même, je ne me suis jamais trop fixé de limites… On me disait les maths, notamment avec les graphiques, ce n’est pas pour toi, on me disait les voyages, c’est compliqué… Et le cécifoot m’a beaucoup aidé pour cela. Je veux montrer ce chemin à d’autres déficients visuels.

Comment avez-vous « rencontré » la Fondation d’entreprise Banque Populaire et que vous apporte ce soutien ?

C’était un peu par hasard. Quand j’ai eu l’idée de créer mon entreprise et de développer le cécifoot, j’ai présenté mon projet sans trop y croire. Et pourtant, il a été retenu par la Fondation d’entreprise Banque Populaire. C’est une reconnaissance et une validation du travail accompli. Ça montre qu’on est dans le vrai. Ensuite, ça permet d’avancer, de vivre de sa passion.

Vous avez un message pour des jeunes déficients visuels qui justement n’osent pas…

Le cécifoot m’a permis de m’épanouir, de croire en mes rêves. Si lorsque j’étais jeune, déficient visuel, on m’avait dit un jour tu seras un joueur professionnel, tu voyageras pour pratiquer ton sport…C’est un rêve éveillé. Ce serait égoïste de garder ce message pour moi.